Jean-Pierre Mahé, Membre de l’Institut et rédacteur des deux Introductions et des 500 notes ponctuant la réédition de cet ouvrage, nous en relate les origines.
Jean-Pierre Mahé nous explique l’intérêt, et donc la nécessité de cette réimpression.

Jean-Pierre Mahé nous explique en quoi cet ouvrage est un véritable traité de science missionnaire et non un journal de bord d’une mission en terre étrangère.

Jean-Pierre Mahé nous explique la richesse de ce témoignage sur la société arménienne du XVII° siècle qui occupe la moitié de l’ouvrage.

Les missionnaires capucins
par
Marie-Pierre Terrien

docteur en histoire

Au début du XVIIe siècle, la tâche est immense pour affermir la foi du peuple. Les guerres de religion du siècle précédent se sont prolongées jusqu’en 1598 et les mesures réformatrices du Concile de Trente (1545-1563) n’ont guère pu se mettre en place avant les années 1600[1]. Dès 1609, des Capucins, branche réformée de l’ordre franciscain, sont envoyés à Poitiers pour regagner du terrain sur la religion réformée, ils arrivent à Châtellerault en 1613 et à Loudun en 1616. Le Père Joseph du Tremblay multiplie les missions dans le Poitou[2]. Ce mouvement s’étend ensuite rapidement en Touraine et aux diverses provinces de l’Ordre. Fers de lance de la Contre-Réforme catholique, Capucins et Jésuites ont aussi pour vocation d’aller porter la bonne parole par toute la terre, selon le précepte ad gentes, en vue de la gloire de Dieu et du salut des âmes. Les missions vont s’institutionnaliser sous l’égide de la congrégation romaine De Propaganda fide, créée en 1622 par Grégoire XV[3] et chargée de la diffusion du christianisme dans les contrées lointaines. Le champ d’apostolat privilégié des Capucins fut le Proche-Orient.

Les Capucins se présentent comme les continuateurs de l’œuvre des apôtres. Leur mission apostolique, qui est universelle, est fondée sur le salut des âmes et l’amour du Christ. Ils aspirent à retrouver l’authenticité de l’Eglise primitive. Ce sentiment est d’autant plus fort que l’Eglise en Europe est alors divisée par les conflits religieux. La rencontre avec ces nouveaux peuples permet aux missionnaires de faire renaître la ferveur religieuse et la vivacité de la foi des premiers chrétiens, de recréer ce paradis où Adam vivait avant la chute, « une chrétienté pure et originelle, une sorte de royaume de Dieu sur terre, qui permettait la régénération spirituelle de l’Ancien Monde, où la religion catholique était corrompue »[4]. C’est sur cette terre éloignée de l’Arménie, sur le mont Ararat, qu’est venue s’échouer l’Arche de Noé in illo tempore. Les missionnaires sont ces nouveaux « Noé », chargés de « la conservation du genre humain dans le déluge universel »[5].

Dans le livre II des Relations Nouvelles du Levant, le Père Gabriel explique le but des missions, développe les méthodes de conversion utilisées par les missionnaires au Proche-Orient et les aptitudes qui leur sont nécessaires pour évangéliser ces peuples lointains. Il décrit aussi les obstacles qu’ils rencontrent et les difficultés auxquelles ils sont confrontés pour mener à bien leur mission.

Poursuivant les efforts de leurs prédécesseurs, les missionnaires capucins se considèrent comme les nouveaux apôtres qui doivent aller prêcher l’Evangile pour travailler au salut des âmes : « Je ne trouve point dans l’Eglise de Ministère plus relevé et plus éminent que celui des Apôtres, parce qu’il n’y en a aucun qui approche de plus près des actions de Jésus-Christ et qui contribue davantage au dessein de la conversion des âmes … Les Augustins qui travaillèrent les premiers à la mission parmi les Persans trouvèrent en même temps l’occasion d’assister les schismatiques et se donnèrent beaucoup de peine pour remettre ce peuple égaré dans le véritable chemin du salut »[6].

Dans cette quête du salut, le Père Gabriel souligne la supériorité de la nouvelle Loi sur l’ancienne. Le nouveau Testament apporte la liberté chrétienne, il nous a « délivrés de l’esclavage où nous étions, par toutes les cérémonies légales de l’ancien »[7]. L’ancienne Loi était acceptable autrefois, mais ce temps est révolu, « il est nécessaire qu’elle ait pareillement pris fin et que nous nous conformions aux préceptes de l’Evangile et à la doctrine de Jésus-Christ. Il est vrai que ces cérémonies légales et tous ces préceptes de l’ancienne Loi étaient ordonnés pour diriger l’homme à leur salut. Mais ce qui a été raisonnablement institué en ce temps là pour le salut a été justement aboli en celui-ci, où la foi demande un culte plus relevé, comme les esprits ont été plus spiritualisés par la réception d’une loi plus spirituelle »[8].

Pour étoffer son raisonnement, le Père Gabriel se réfère à saint Paul qui, dans l’Epître aux Galates, professe certes la même confiance pour les deux sources de la foi chrétienne, mais montre aussi comment les anciennes Ecritures se sont accomplies dans le Christ et souligne à plusieurs reprises la prééminence de la nouvelle Alliance sur l’ancienne : « C’est pourquoi l’un étant incompatible avec l’autre, dans ses observations, il se fallait défaire et renoncer à celles de l’ancien, pour nous dire véritables héritiers des commandements de l’autre. Ce qui était la doctrine du grand Apôtre »[9].

Le Père Gabriel rappelle les stratégies de conversion utilisées par d’autres missionnaires et en souligne les limites, afin de faire ressortir l’efficacité des méthodes appliquées par les Capucins, qui ont une haute idée de leur rôle dans la conversion des âmes. Pour gagner la confiance des Arméniens schismatiques et les attirer chez eux, ces missionnaires se servaient d’aumônes pour les apprivoiser : « Il ne faut point douter que par ce moyen, ils n’attirassent beaucoup de peuples à la fréquentation des Sacrements et qu’ils ne se servissent de ce moyen pour les instruire de leur devoir et leur enseigner ce qui était nécessaire à leur salut ». Le Père Gabriel précise qu’ils continuèrent ces pratiques « assez longtemps », ce qui suppose que cela n’a pas été une chose facile d’apprivoiser les Arméniens schismatiques[10].

Ces pratiques pouvaient toutefois être risquées et les missionnaires obtenaient même l’effet contraire à celui qu’ils espéraient : le Père Gabriel donne l’exemple d’un évêque augustin « animé du désir de la gloire de Dieu et du zèle de la Religion » qui a été jusqu’à payer près de cent tomans pour effacer les dettes des Arméniens vis-à-vis de leur Roi, afin de retirer « ces pauvres gens du Mahométisme » et de « les rendre obéissants à l’Eglise Romaine ». « Les carmes y contribuèrent aussi de leur côté ce qu’ils purent, et pour ce qui manquait de la somme, ils l’empruntèrent tous ensemble et la remirent aux Arméniens pour la rendre au Prince ». Le Roi en fut toutefois secrètement averti et préféra acquitter les Arméniens de leurs dettes afin de les maintenir dans l’obéissance, puis les obligea à devenir musulmans, « ce qui fut exécuté par la violence. Il y avait environ deux cents familles de chrétiens dont plusieurs ayant plus en horreur cette fausse Loi qu’ils n’appréhendaient les supplices, supportèrent la mort avec beaucoup de confiance, plutôt que de renoncer à la Religion Chrétienne ». Malgré les difficultés rencontrées, Gabriel de Chinon conclue que ces méthodes furent parfois fructueuses, mais qu’elles restèrent limitées, puisque « Ce qui est resté de profit de toutes ces charités, c’est que quelques familles des Jacobites et de Nestoriens, qui étaient mêlées avec ces Arméniens, et qui restent affectionnées aux Francs, suivent les coutumes de l’Eglise Romaine, à laquelle ils sont soumis »[11].

Le Père Gabriel loue certes l’action efficace des Jésuites qui ont été envoyés en Perse : « Je ne doute point qu’avec le temps ils travaillent avantageusement dans cette Mission, conformément au zèle que leur Compagnie a pour le salut des âmes et pour convertir des infidèles »[12]. Mais il dénonce aussi les stratégies de Jésuites qui sont arrivés en grand nombre et qui, ayant effrayé les Vartapietes, n’ont pu s’installer à Djoulfa : «  Les Vartapietes, qui s’étaient alors contenus dans la modestie, s’alarmèrent, voyant Iulfa assiégé de tous côtés par un grand nombre de religieux »[13].

Se rendre le peuple favorable par l’apprentissage de la langue du pays qu’ils vont évangéliser est une des pratiques courantes utilisées par les missionnaires[14] :  « Les autres Missionnaires ne laissaient pas de les instruire en langue Persane, et n’ont jamais perdu les occasions de leur faire connaître les obligations qu’ils avaient, à l’exemple de leur saint Grégoire d’être soumis à l’Eglise Romaine ». Mais là encore il souligne les erreurs qui ont pu être commises, en dénonçant le zèle excessif d’un Dominicain qui « les poursuivait à toute heure, jusque même dans la place publique, et aux jours de marché, qu’il les excommuniait, fulminant contre eux toutes sortes d’anathèmes. Il fut finalement obligé de sortir de la ville, ayant été plusieurs fois chassé à coups de pierre par les enfants[15]. Pour espérer récolter des fruits du travail dans les missions, il faut donc être zélé sans être toutefois excessif.

La première étape de l’évangélisation est certes l’apprentissage de la langue de ces peuples, mais la vocation des missionnaires capucins doit être menée avec prudence, douceur et humilité, afin de s’approprier leur mode de vie et « gagner leur affection »[16], appliquant ici les conseils du Christ : « Voici que je vous envoie comme des brebis au milieu des loups. Montrez-vous donc prudents comme les serpents et candides comme des colombes »[17]. Les bons missionnaires doivent certes être initiés à la langue du pays, mais aussi vivre parmi les gens du peuple et se mouler à eux pour mieux s’intégrer et être appréciés d’eux.

Leur but est de « les attirer à l’obéissance due au Saint-Siège ». Par analogie, les Arméniens sont comparés aux enfants d’Israël, qui se sont rendus coupables d’apostasie. Les Capucins s’assimilent au prophète Ezéchiel, auquel Dieu donna la mission d’aller vers ses enfants infidèles pour les remettre dans le droit chemin et les inciter à écouter la parole divine. Les ordres que le Seigneur donne à son prophète, il les donne aussi à tous ses ministres : « Ces inclinations sont à peu près semblables à celles des enfants d’Israël, dont Dieu informait le Prophète Ezéchiel, lui disant : = je t’envoie vers les rebelles qui se sont rebellés contre moi. Eux et leurs pères se sont révoltés contre moi jusqu’à ce jour. Les fils ont la tête dure et le cœur obstiné »[18]. Ezéchiel « crut qu’il fallait manger ce livre qui avait rempli de douceur la bouche du prophète et qu’il avait besoin de douceur et d’humilité, plutôt que de rigueur et de violence, pour dompter ce peuple difficile et opiniâtre », les Capucins doivent œuvrer en suivant l’exemple du prophète[19].

Le texte est enrichi de nombreuses références à saint Paul qui est, aux yeux des Capucins, le modèle accompli du missionnaire : « ΙΙ (= le Père capucin) mit donc à cœur de se faire tout à tous[20], à l’exemple de saint Paul ; et sans mépriser les petits et les pauvres, honorer toute sorte de personnes, sachant que Dieu se sert pour l’ordinaire de la bouche de ceux-là, pour divulguer son saint Nom, et annoncer les louanges de ceux qui le servent ».

Les Capucins s’adressent en priorité aux enfants, car ils sont plus réceptifs que les adultes et ils servent d’intermédiaires, de « trompettes » pour divulguer la bonne parole : « Pour ce dessein, il assemblait souvent le soir plusieurs enfants, pour leur raconter des histoires, qu’ils écoutaient avec beaucoup d’affection ; ce qui lui servait et pour apprendre la langue et pour instruire ces enfants des choses nécessaires à leur salut … les enfants ayant souvent servi de trompettes, pour publier ce qu’ils entendaient. Et s’ils ont été les premiers à lui faire quelque confusion, ils furent aussi les premiers à lui rendre de l’honneur »[21]. Le Père Gabriel évoque aussi rapidement « un des plus considérables fruits que les Missionnaires fassent dans la Perse … celui du Baptême d’un grand nombre de petits enfants qu’ils arrachent pour ainsi dire des mains du démon, pour les faire vivre glorieusement »[22]. La lutte contre le diable est en effet « un des moteurs de l’action missionnaire et une justification de leur présence en ces terres lointaines, qu’ils désirent gagner à Dieu »[23]. Le baptême, signe tangible de la conversion, est fondamental car il est à la source du salut.

Pour s’acquérir l’affection de ce peuple rebelle, le Père Gabriel souligne qu’il ne faut pas le « traiter en ennemis, comme on avait fait par le passé, mais comme des amis et des domestiques de la Foi, comme le dit saint Paul : Recevez et traitez avec charité celui qui est encore faible dans la Foi, sans vous emporter dans des contestations et des disputes »[24]. Il rajoute qu’« il faut agir parmi eux plutôt par la douceur, le bon exemple et l’humilité, que par l’aigreur de la dispute qui ne produit pour ordinaire que de l’animosité et de la division »[25].

A l’exemple des Jésuites[26], les Capucins s’accommodent aux croyances des peuples à convertir, afin de ne pas les apeurer et pour s’approcher plus facilement d’eux. Ils suivent les méthodes de conversion de saint Paul, qui s’est fait juif avec les juifs, afin de gagner les juifs[27] : « Il fallut premièrement leur faire connaître que nous étions également contraires à Nestorius, qui avait voulu diviser Jésus-Christ, lui attribuant une personne humaine, aussi bien qu’une divine ; et pour s’approcher davantage d’eux, leur faire entendre que nous n’étions pas si éloignés de leur croyance qu’ils se le persuadaient, puisque nous ne divisons pas les deux Natures que nous croyons en Jésus-Christ par deux personnes ; mais les croient unies dans une même »[28]. Ils agissent « à l’exemple du grand Apôtre des Gentils, qui se vante d’avoir usé d’adresse avec les Corinthiens, pour les donner à Jésus-Christ. « Mais, en fourbe que je suis, précise saint Paul, je vous ai pris par la ruse »[29].

Le Père Gabriel donne un autre exemple de la capacité d’adaptation des Capucins aux coutumes des Arméniens, leur respect pour la tradition des jeûnes et l’interdiction de manger de la viande durant le Carême, y compris pour les malades. Il souligne à nouveau la supériorité de leurs méthodes de conversion par rapport à celles de leurs prédécesseurs qui ont voulu en apaiser la rigueur, « leur disant qu’ils pouvaient manger du poisson et de la viande, en temps de Carême dans leurs maladies »[30]. Un bon missionnaire ne doit pas vouloir changer à tout prix les coutumes des peuples à convertir, quand leurs croyances ne vont pas à l’encontre de la Foi ni des bonnes mœurs et qui servent au contraire à les affermir dans le christianisme : « Or, cela ne sert à rien de les inquiéter sur leurs abstinences, lorsqu’elles ne sont point mauvaises, mais plutôt plus rigoureuses que les nôtres… ». Il est en effet nécessaire de gagner leur affection pour les instruire à ce qui est essentiel pour leur salut. Le Père Gabriel se réfère ici à saint Augustin : « Non seulement nous n’improuvons pas, mais encore nous suivons en louant et en imitant »[31].

Pour convertir les schismatiques, les missionnaires doivent utiliser un langage suffisamment simple pour être compris de tous. Leur message doit être accessible, leur discours doit être simple et pédagogique, sans subtilité et sans éloquence… Ils ne doivent pas trop parler de religion, en raison de l’ignorance des Arméniens en la matière. Cela peut même être dangereux, pouvant ruiner le dessein qu’ils se sont fixés, « leur ignorance ne leur permettant, pas même à leurs prêtres, de comprendre les points controversés entre eux et nous, ni même nos mystères »[32]. Cette erreur a été commise par le Dominicain trop zélé dont le Père Gabriel a déjà souligné les erreurs, « venu parmi eux, leur prêcher qu’il y avait deux Dieux. Ces pauvres gens ne comprenant pas ce que c’était que la nature divine et la nature humaine ». Il les accusait par ailleurs de ne pas être de vrais chrétiens, ce que les Arméniens reçurent comme une parole très humiliante, car ils se sentaient eux-mêmes profondément chrétiens : « Titre que nous préférons à toutes les choses du monde, étant prêts pour le conserver, de mourir mille fois »[33]. Les Capucins suivent à nouveau les conseils de saint Paul, à savoir « être sincère, irrépréhensible, enfant de Dieu et sans tâche au milieu d’une Nation dépravée et corrompue, parmi laquelle on doit briller comme des astres de Dieu »[34].

Les missionnaires doivent parfois dissimuler la vérité aux schismatiques pour atteindre leur but : « cette prudence nous doit, en plusieurs rencontres, faire dissimuler la vérité et surtout quand il n’est pas le temps de la faire connaître, ou parce que les personnes à qui l’on parle ne peuvent pas les comprendre ou pour quelque autre raison qu’un sage et prudent missionnaire voit assez ». Ainsi que le conseille saint Paul, il est préférable d’attendre qu’une occasion favorable se présente pour enseigner la parole de Dieu, sans être toutefois complaisant à leurs fausses doctrines[35]. Un bon missionnaire doit avoir suffisamment de prudence, d’adresse et de circonspection pour ne pas apeurer les schismatiques, sans toutefois les laisser dans l’erreur. Il faut ensuite trouver un moyen de converser avec eux, « non pas pour obliger de tenir dans l’injustice d’une simulation feinte et une trop grande complaisance à leurs erreurs, la vérité de notre Religion »[36], mais de saisir les occasions de le faire avec profit et édification du prochain. Le Père Gabriel conclue qu’il faut une grande expérience pour être un bon missionnaire[37].

Le Père Gabriel souligne les difficultés rencontrées par les missionnaires et rapporte que les Capucins furent chassés de Djoulfa, après y avoir travaillé environ trois ans. Mais ils ne doivent attendre aucune récompense de leurs efforts Ils doivent travailler sans relâche, sans découragement et avec humilité à la gloire de Dieu. En oeuvrant au salut des autres, les missionnaires travaillent aussi à leur propre salut, la récompense céleste étant bien supérieure à celles « qu’on donne ici bas … comme nous attendons et d’autres biens et des récompenses plus durables, nous souffrons toutes choses avec patience et soumission, parce que dans le dessein que nous avons de travailler pour la gloire de Dieu, nous espérons que lui qui connaît notre cœur sera satisfait du désir que nous avons d’avancer »[38]. Ceux qui sont employés aux Missions ne sont pas récompensés selon le fruit qu’ils y font, mais selon leur dévouement et leur labeur. Saint Paul « a dit un mot de grande consolation pour ceux qui sont employés dans les missions. Que la récompense de ceux qui travaillent dans cet exercice ne sera mesurée au profit qui vient de leur travail, mais à la peine qu’ils auront prise pour s’acquitter fidèlement de leur Ministère. « Chacun recevra son propre salaire selon son propre labeur »[39]. Les missionnaires sont les serviteurs des mystères de Dieu et des « laboureurs évangéliques ». Le Père Gabriel se réclame encore des conseils de saint Paul, « semant et arrosant sans cesse la semence évangélique dans le cœur des Infidèles et des Domestiques de la Maison de Dieu[40]. Il ne faut pas que les missionnaires se mettent tant en peine du profit qu’ils doivent retirer, « puisque c’est à Dieu à qui cela appartient légitimement, et qui en étant la plus noble et la première cause, sait et a les moyens de tirer tous ces grands profits et faire ces admirables conversions, lorsque sa volonté trouvera à propos de les mettre à exécution »[41].

Le Père Gabriel aborde la question de la grâce de Dieu, qui était au cœur des controverses religieuses des XVIe et XVIIe siècles : « La raison en est évidente, à savoir que la conversion des âmes étant une œuvre de la grâce qui a sa source d’en haut, il n’est pas dans la puissance des hommes de la communiquer, ou la distribuer à volonté. Ce sont ces illustrations divines qui éclairent les ténèbres de nos entendements. Ce sont ces motions surnaturelles qui pressent notre volonté à embrasser les vérités de l’Evangile, qui procèdent du Père des Lumières et qui sortent des trésors de l’amour incréé … c’est Dieu qui est le jardinier de ce jardin de vertus qui est dans vos cœurs »[42].

Les missionnaires ont un rôle essentiel dans l’œuvre de la conversion des âmes, ils sont l’édifice de Dieu. Les écrits de saint Paul servent à nouveau de référence[43] : « Si j’ai comparé vos âmes à un beau champ, c’est la grâce qui en est la semence, ce sont vos bonnes œuvres qui en sont les fruits. C’est le saint Esprit qui le cultive par ses divines illustrations ». C’est Dieu qui est le premier Architecte et en qualité d’Apôtres, nous sommes les Ministres de Dieu. Nous lui aidons selon le pouvoir qu’il nous a donné à enrichir ce bel édifice de votre Perfection ». Ainsi que l’a écrit saint Paul, « La foi naît de ce qu’on entend dire et ce qu’on entend dire vient de la parole du Christ »[44]. Et cela est le rôle des Apôtres et des Missionnaires, qui par la prédication de l’Evangile, font connaître ce qui est nécessaire de croire pour atteindre le salut. Ils méritent donc bien l’auguste titre de coadjuteurs de Dieu dans la conversion des âmes.

Le Père Gabriel se méfie du procédé des disputes publiques et en souligne le danger : il est très difficile qu’elles aient « une bonne issue », « qu’il est pour l’ordinaire plus dangereux de les entreprendre qu’il n’est profitable de s’en servir »[45]. Il dénonce ici le procédé des controverses. En Europe, ces joutes religieuses, qui consistaient à faire plier l’adversaire, étaient prisées par les opposants catholiques et protestants. Le Pape Pie IV (1559-1565) trouvait déjà « ce dessein scandaleux, de voir les ministres protestants parler aux prélats de l’Eglise catholique et mettre en controverse les Mystères de la Religion et les articles de la Foi, reçus depuis les Apôtres … Charlemagne, lequel par un Edit particulier, avait défendu de mettre en question les articles de notre Croyance, fondée sur l’Ecriture sainte, autorisée par les Traditions Apostoliques, les Conciles et les saints Pères, cimentée par le sang des martyrs, confirmée par des miracles et continuée en la succession des Pontifes Romains, sans intermission, de Saint Pierre jusqu’à présent »[46]. Le Père Gabriel estime que ces disputes « ne servent qu’à donner de la présomption aux Schismatiques ». Les disputes ne sont donc pas profitables, il est préférable de « tromper saintement, à l’exemple de saint Paul, ces pauvres Chrétiens aveuglés, sans s’opposer si fortement à leurs hérésies. Puisque très souvent ils ne sont nullement capables de connaître les faussetés … dans certaines occasions, il vaut mieux qu’un silence modeste exprime ce qu’une éloquence vaine ne ferait que gâter »[47]. Il faut donc établir les vérités divines, sans disputer des points controversés. Les missionnaires ont la lourde tâche d’encourager plutôt la pratique des exercices de piété et de faire grandir la foi.

A ce sujet, le Père Gabriel se réfère encore à saint Paul quand il souligne la supériorité de la foi en Jésus-Christ sur la Loi[48], afin d’être juste devant Dieu : « … Que d’ailleurs la Loi ne puisse justifier personne devant Dieu, c’est l’évidence, puisque le juste vivra par la foi ; or la Loi ne procède pas de la foi. Mais c’est en pratiquant ces préceptes que l’homme vivra par eux »[49]. En effet, les Arméniens « observaient ces cérémonies de l’ancienne Loi », ce qui les détournait de l’Evangile. Les missionnaires durent leur expliquer qu’elles avaient été « relevées par les Sacrements que ce divin Sauveur avait institués, lesquels confèrent la grâce que les autres ne pouvaient donner, n’étant que les figures et les ombres des figures évangéliques »[50].

Les Relations nouvelles du Levant constituent un témoignage d’un grand intérêt pour comprendre le zèle de ces missionnaires partis évangéliser les nouveaux mondes. Conscients du rôle qu’ils ont à jouer dans la conversion des âmes, leur vocation doit résister à toute épreuve. Le Père Gabriel, nourri de nombreuses références bibliques puisées aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Testament, dévoile dans ce texte sa solide culture religieuse, mise au service de la mission apostolique.

Notes :

[1] Voir à ce sujet François Lebrun, Etre chrétien en France sous l’Ancien Régime (1516-1790), Paris, Seuil, 1996, p. 42-47.

[2] Louis Dedouvres, Politique et apôtre. Le Père Joseph de Paris, capucin, Paris, 1932, II, p. 137-163, Louis Pérouas, « La mission du Poitou des capucins pendant le premier quart du XVIIe siècle », Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 1964, p. 349-362, Yves Krumenacker, Les protestants du Poitou au XVIIIe siècle (1681-1789), Paris, Honoré Champion, 1998, Benoist Pierre, Le père Joseph, L’Eminence grise de Richelieu, Paris, Perrin, 2007.

[3] Dominique Deslandres, Croire et faire croire, Les missions françaises au XVIIe siècle, Paris, Fayard, 2003, p. 172-173.

[4] Cécile Roux, A la recherche des cultures rencontrées par les missionnaires Jésuites et Franciscains (XVIIe-XXe siècles), Thèse non publiée, Tours, 2000, p. 300.

[5] Vincent de Paul, autre grande figure religieuse du XVIIe siècle qui voulait lui aussi « envoyer annoncer l’Évangile par toute la terre », utilise cette comparaison pour les missionnaires lazaristes, Lettre de Vincent de Paul à Jean Dehorgny, supérieur à Rome, 2 mai 1647.

[6] Livre II, ch 4, art 1, p. 300-301.

[7] Livre II, ch 5, art 9, p. 390.

[8] Ibidem, p. 393.

[9] Ibidem, p. 390.

[10] Livre II, ch 4, art 1, p. 302.

[11] Ibidem, p. 305-306.

[12] Livre I, ch 4, art 6, p. 176.

[13] Livre II, ch 4, art 3, p. 325.

[14] Voir à ce sujet Schenwen Li, Stratégies missionnaires des jésuites français en Nouvelle-France et en Chine au XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2001.

[15] Livre II, ch 4, art 1, p. 306-307.

[16] Livre II, ch 4, art 2, p. 309.

[17] Matthieu 10, 16. En 1221, François d’Assise met à l’honneur ces paroles du Christ quand il s’adresse à « ceux qui vont chez les Sarrasins et autres infidèles ». Voir à ce sujet Caroline Galland, « Prudents comme des serpents et simples comme des colombes : les missionnaires récollets en Nouvelle France au XVIIe siècle », in : Convertir/Se convertir, Regards croisés sur l’histoire des missions chrétiennes (Jan Borm, Bernard Cottret et Jean-François Zorn éds), Paris, Nolin, 2006, p. 157-175.

[18] Ezéchiel 2, 3-4. La référence est en latin dans le texte, Livre II, ch 4, art 2, p. 310 : « Gentes apostatrices que recesserunt a deo ipsi et patres eorum filii dura facie et indomabili corde ». L’ouvrage utilisé pour les sources bibliques est : La Bible de Jérusalem, Paris, Les Editions du Cerf, 2005.

[19] Livre II, ch 4, art 2, p. 311.

[20] Il s’agit d’une référence à la Première Epître aux Corinthiens 9, 22 : « Je me suis fait tout à tous, afin d’en sauver à tout prix quelques-uns », Livre II, ch 4, art 2, p. 311.

[21] Livre II, ch 4, art 2, p. 311-312.

[22] Livre I, ch 4, art 6, p. 174.

[23] Dominique Deslandres, Croire et faire croire…, op. cit., p. 189.

[24] « A celui qui est faible dans la foi, soyez accueillants sans vouloir discuter des opinions », Epître aux Romains, 14, 1, Livre II, ch 4, art 2, p. 312.

[25] Livre II, ch 5, art 1, p. 335.

[26] Adrien Paschoud, Le monde amérindien au miroir des Lettres édifiantes et curieuses, Oxford, Voltaire Fondation, 2008.

[27] « Je me suis fait Juif avec les Juifs, afin de gagner les Juifs ; sujet de la Loi avec les sujets de la Loi – moi qui ne suis pas sujet de la Loi – afin de gagner les sujets de la Loi. Je me suis fait un sans-loi avec les sans-loi – moi qui ne suis pas sans une loi de Dieu, étant sous la loi du Christ – afin de gagner les sans-loi. Je me suis fait faible avec les faibles, afin de gagner les faibles », Première Epître aux Corinthiens 9, 20-22.

[28] Livre II, ch 4, art 2, p. 312.

[29] Deuxième Epître aux Corinthiens 12, 16. La référence est en latin dans le texte : « Qui cum essem astutus ego vos coepi », Livre II, ch 4, art 2, p. 313.

[30] Livre II, ch 4, art 2, p. 317.

[31] La référence est en latin dans le texte : « Non solum non improbemus sed etiam laudando et imitando sectemur », saint Augustin, Lettre 55, Livre II, ch 4, art 2, p. 319.

[32] Livre II, ch 4, art 2, p. 313.

[33] Ibidem, p. 314.

[34] Epître aux Philippiens 2, 16, Livre II, ch 4, art 2, p. 316.

[35] « Quand je vis qu’ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l’Evangile », Epître aux Galates 2, 14. La référence est en latin dans le texte : « Cum vidissem quod non recte ambularent ad veritatem Evangelii », Livre II, ch 5, art 1, p. 336.

[36] La référence à saint Paul est en latin dans le texte : « Qui veritatem Dei in injustitia detinent » = « [Les hommes] qui tiennent la vérité captive dans l’injustice », Epître aux Romains 1, 18, Livre II, ch 5, art 1, p. 336.

[37] Livre II, ch 5, art 1, p. 347.

[38] Livre II, ch 4, art 4, p. 333.

[39] Première Epître aux Corinthiens 3, 8. La référence est en latin dans le texte : « Unusquisque propriam mercedem accipiet secundum suum laborem », Livre I, ch 4, art 1, p. 128-129.

[40] Première Epître aux Corinthiens 3, 6-7 : « Moi, j’ai planté, Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui donnait la croissance. Ainsi donc, ni celui qui plante n’est quelque chose, ni celui qui arrose, mais celui qui donne la croissance : Dieu », Livre I, ch 4, art 1, p. 130.

[41] Ibidem.

[42] Ibidem, p. 129-130.

[43] « Vous êtes le champ de Dieu, l’édifice de Dieu », Première Epître aux Corinthiens 3, 9, Livre I, ch 4, art 1, p. 178.

[44] Epître aux Romains 10, 17. La référence est en latin dans le texte : « Ergo fides ex auditu ; auditus autem per verbum Christi », ibidem, p. 179.

[45] Livre II, ch 5, art 3, p. 352.

[46] Ibidem, p. 353-354.

[47] Livre II, ch 5, art 3, p. 366.

[48] C’est-à-dire la Torah.

[49] La référence est en latin dans le texte : « … Aledictus qui non permanserit in omnibus quae scripta sunt in libro legis ut faciat ea », Epître aux Galates 3, 11-12, Livre II, ch 5, art 9, p. 389-390.

[50] Livre II, ch 5, art 9, p. 388-389.

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